S’il est une forme urbaine qui s’est propagée à l’échelle planétaire, c’est bien l’habitat collectif de masse, plus communément appelés grands ensembles ou « barres ». On la retrouve à l’est comme à l’ouest, du nord comme au sud, sous toutes les latitudes et régimes politiques. Tant et si bien que l’on peut la considérer, avec Marie-Hélène Contal (préface, p. 10), comme « une matrice du monde contemporain ». Circulant, dans le cadre d’ateliers pédagogiques de l’École nationale supérieure d’architecture Paris-La Villette, entre différents quartiers d’habitat collectif de masse à New York, Oulan-Bator, Dakar et Yangon, un architecte, Olivier Boucheron, et une anthropologue, Maria Anita Palumbo, ont commencé à documenter les formes de vie qui se sont accrochées à ces blocs préfabriqués. En Mongolie comme au Sénégal, en Italie comme au Vietnam, ils ont observé des transformations habitantes qui déjouaient l’organisation fonctionnaliste des espaces. Un compagnonnage intellectuel fait d’arpentage méthodique et de dialogue interdisciplinaire a progressivement donné naissance à une réflexion empirique et critique sur « l’entre-deux-barres », à savoir les résistances de l’habiter dans les creux de la ville standardisée, « l’infraordinaire de la modernité ». Pour les auteurs, « ces entre-deux définissaient […] un contrechamp spatial du processus d’aliénation et du « grand partage, dénonçant le degré aléatoire et péremptoire de séparation, d’éloignement entre les différents aspects du quotidien et la stérilisation de toutes les substances, de tous les ingrédients d’un habiter anthropologique, évacués dans la production de l’habitat moderne de masse » (Avant-propos, p. 22).
L’ouvrage, publié en décembre 2022, fait suite à un colloque à la Cité de l’architecture et du patrimoine [1]. Il rassemble dix-huit études de cas réalisées par des architectes, des géographes et des anthropologues sur des quartiers d’habitat collectif tout autour de la planète. C’est un ouvrage de belle facture : chaque article est agrémenté de plans et de photographies et chaque section repérable par des jeux de couleurs et de typographies. Il est organisé en quatre parties correspondant à différentes orientations problématiques – « Le projet de la modernité », « Démesure, mesure », « Être habitant » et « Faire ville, faire quartier ». Chacune est introduite par un entretien avec un architecte, un anthropologue ou un philosophe – Philippe Panerai, Olivier Rey, Lucien Kroll et Michel Agier – et un article de synthèse analytique rédigé par Olivier Boucheron et Maria Anita Palumbo.
La fabrique du progrès
L’introduction restitue de manière tout à fait passionnante les problématiques de recherche de l’entre-deux-barres. Des quartiers d’habitat collectif ont été construits à la fin des années 1950 et au début des années 1990 sur tous les continents. Rendus possibles par le tournant industriel de la construction et la généralisation de l’usage du béton, ils étaient partout investis d’un projet de transformation sociale. Ces ensembles de bâtiments « incarnaient à l’Ouest l’idée même de progrès. Cela semblait garantir à leurs futurs occupants la livraison, une fois le chantier terminé, non seulement de logements flambants neufs et dignes, mais surtout d’un mode de vie moderne, enfin libéré des tâches harassantes des quotidiens d’antan. […]. À l’Est, ces mêmes barres, à peu de détails près, se voulaient le fief d’un autre homme moderne : “l’homme nouveau” participant de manière disciplinée à la vie collective, encadrée par la construction du communisme. Dans les pays sous régime colonial, puis sur la voie de la décolonisation, ces tours, barres et blocs étaient aussi investis d’une promesse d’atteindre le standard des pays “développés” » (Boucheron et Palumbo, « Ethnographier l’entre-deux-barres : regards croisés sur l’infraordinaire de la Modernité », p. 39-40). Ces barres préfabriquées portaient la promesse d’une nouvelle société. En Union soviétique, Nikita Khrouchtchev a lancé à la fin des années 1950 un programme de construction de logements collectifs d’envergure autour du mikro-rajon (complexe résidentiel de 500 mètres de rayon équipé de commerces et de services publics pouvant héberger de 6 à 12 000 habitants) comme unité de base de la cité susceptible d’accoucher sur les décombres de la ville bourgeoise de « l’homme nouveau » (Sarah Carton de Grammont, « Mikro-rajon de Tiplyj Stan, Moscou. La chèvre, le fauve, le jacuzzi et les perce-neiges : petites histoires d’appropriations et d’expropriations moscovites », p. 418). Monica Coralli rappelle qu’au lendemain des indépendances, Dakar fut un véritable laboratoire. Pour Léopold Sédar Senghor, la fabrique de la ville participait à celle d’une nouvelle société, moderne et indépendante : « L’habitat devait traduire spatialement – et induire – une nouvelle manière de vivre qui serait le résultat de l’articulation entre plusieurs cultures et styles, essentiellement français (ou plus largement occidental) et africain » (« HLM et SICAP, Dakar. La modernité revisitée par ses habitants, entre pression foncière et projets immobiliers portés par l’État et ses partenaires privés », p. 88). Le même dispositif architectural a été investi de projets sociaux et politiques en apparence antinomiques [2] mais qui relevaient tous in fine d’un même paradigme : celui de la modernisation et du progrès.
Logements de masse
La première partie, « Planter le décor : le projet de la modernité », développe cet axe problématique. Il s’agissait ici et là « pour le “faire évoluer” de loger le peuple, de lui trouver sa juste place dans le système productif, ce qui impliquait la prise en charge de l’espace de résidence » (Boucheron et Palumbo, p. 40). Le logement s’est ainsi massivement substitué à l’habiter et s’est partout accompagné de logiques de contrôle et de mise sous tutelle. Dans les régimes communistes comme dans des sociétés postcoloniales, cet habitat collectif a d’abord produit, avec une redoutable efficacité, une standardisation de la vie domestique et collective. La diffusion du mikro-rajon comme unité de base de la ville nouvelle dans tous les pays du bloc soviétique en est un exemple significatif (voir l’article de Florian Faurisson sur un exemple bulgare, celui de Justine Bisserier et Lucie Pierron sur le mikro-rajon de Chilanzar, en Ouzbekistan, de Camille Rouaud et Amgalan Sukhbaatar sur le Microdistrict n° 01 d’Oulan-Bator, d’Olivier Boucheron sur le KTT d’Hanoï).
Une des caractéristiques de cette architecture moderne est son changement d’échelle. La marche vers le progrès nécessitait de loger et d’éduquer les masses. La deuxième partie de l’ouvrage interroge la démesure de ces « machines à habiter en rupture radicale avec les techniques domestiques et les formes spatiales élaborées sur le temps long, qui ont progressivement constitué le paysage commun de millions de personnes » (Boucheron et Palumbo, p. 190). Les analyses d’Ivan Illitch et de Colette Pétonnet viennent irriguer une réflexion critique sur cette conception fonctionnaliste de la ville qui, en détruisant les savoirs habiter, dévitalisait partout les communs. La démesure de ces grands programmes de logements collectifs a créé des environnements inhabitables, comme cet immeuble collectif d’un kilomètre nommé le grand serpent de Corviale construit à la périphérie de Rome (Maria Anita Palumbo, « Nuovo Corviale, Rome. Promenade dans les entre-deux, ou combien mesure un kilomètre de logements », p. 208-247).
Olivier Rey cite l’architecte Charles Jencks, pour qui cette architecture moderne, que Lucien Kroll qualifie de « criminogène » (p. 371), serait morte à Saint-Louis dans le Missouri, quand plusieurs barres du quartier Pruitt-Igoe, devenu invivable, furent détruites en 1972. Si cette forme architecturale a continué à se disséminer jusqu’au début des années 1990, l’image de ces grands ensembles s’est rapidement inversée dans l’imaginaire collectif, spécialement en France où ils sont devenus des espaces de relégation.
Les métamorphoses de l’habiter
Mais ce que les auteurs rassemblés dans cet ouvrage observent partout où le contrôle politique de ces espaces s’est relâché, c’est la vitalité des appropriations habitantes. Ce modèle a été « reconfiguré par la force de la pratique d’habitants ordinaires, par l’auto-organisation de communautés et de groupes de résidents » (Boucheron et Palumbo, p. 45). La troisième et la quatrième partie interrogent les « mises en habitabilité » de ces espaces préfabriqués. Chaque étude de cas est un exemple de la manière dont des habitants ont réussi à recréer des milieux vivables en transformant ces environnements inhospitaliers. Dans le quartier de Varna, en Bulgarie (Florian Faurisson, « Microrayon de Troshevo, Varna. Vers la reconnaissance d’un patrimoine ordinaire moderne ? », p. 142-163), les habitants ont créé des collectifs par cages d’escaliers, puis barres d’immeubles pour corriger les problèmes d’isolation thermique, de ventilation et rénover les appartements dont ils sont devenus propriétaires à la fin des années 1980. Les cuisines ont été agrandies sur les balcons, des petits commerces installés au rez-de-chaussée. En Ouzbekistan, des formes traditionnelles de citadinité, comme les mahallahs qui avaient été vidées de leur sens social par la ville nouvelle construite sur le mode du micro-rayon, réapparaissent au tournant des années 1990 (Justine Bisserier et Lucille Pierron, « Micro-rayon de Chilanzar, Tashkent. Entre espaces conçus, produits et vécus », p. 164-185). En Mongolie, dans le Microdistrict n° 01 d’Oulan-Bator, à la même époque, alors que le Parti révolutionnaire du peuple mongol abandonne la République populaire et relâche son contrôle sur la population, les habitants s’organisent et transforment l’architecture de leur quartier pour développer une économie de survie. Des extensions viennent gonfler les rez-de-chaussée, métamorphosant les pieds d’immeubles et les abords extérieurs du quartier (Camille Rouaud et Amgalan Sukhbaatar, « Microdistrict n° 01, Oulan-Bator. Mutations systématiques d’un espace préfabriqué », p. 248-279).
Les barres préfabriquées peuvent devenir méconnaissables sous les gestes architecturaux des habitants qui agrandissent horizontalement ou verticalement leur espace de vie, en modifient l’orientation en créant des ouvertures, réaménagent des seuils et des circulations. Le cas du quartier KTT d’Hanoï, présenté par Olivier Boucheron (« KTT, Hà-Nôi. Ce passé ne veut pas mourir », p. 516-559) et celui du quartier d’Ayn el-Sira au Caire décrit par Bénédicte Florin et Florence Troin (« Ayn el-Sira, Le Caire. Talents bâtisseurs versus architecture imposée ? Quand les appropriations bâties incarnent les changements sociaux », p. 560-583) sont fascinants à cet égard.
Au Vietnam, l’état s’est progressivement désengagé de l’entretien de son patrimoine immobilier par la vente du droit d’usage, et les habitants ont conçu une autre ville au creux des barres préfabriquées : « dans les entre-deux d’Hà-Nôi, les habitants inventent : ils combinent modèles architecturaux traditionnels et importés, productions artisanales et matériaux industriels, entraide locale et gestion centralisée, agriculture vivrière et consommation de masse, pour gagner une plus grande autonomie, pour prendre en charge ce qui les concerne au quotidien » (Boucheron, p. 540). Au Caire, c’est en 1979 que les habitants sont devenus propriétaires. En respectant une seule limite qui est « de ne pas empiéter sur l’espace du voisin », ils ont co-construit une nouvelle ville à force d’extensions et de surélévations, en redéfinissant les seuils du privé, du commun et du public et les distinctions entre la vie professionnelle et domestique : « cette étude de cas montre que, en présence d’une architecture et d’un modèle urbain a priori contraignants et rigides, imposés par “le haut” et par ceux qui savent faire la ville, les habitants s’ajustent aux contraintes et adaptent leur habitat pour le mettre en adéquation avec leur “habiter” en fonction de leurs usages quotidiens, mais aussi en fonction de leurs désirs et de leur lien affectif au logement. Paradoxalement, on peut se demander si la forme architecturale et urbaine du grand ensemble n’est pas l’une des plus souples, l’une des plus lisses qui, justement, autorise toutes ces greffes », interrogent Bénédicte Florin et Florence Troin (p. 581).
L’entre-deux-barres, une figure transitoire ?
Ces transformations habitantes dans l’entre-deux-barres « mettent à nu les impensés du projet moderne et tout ce qu’il s’est évertué à mettre à distance puis à faire disparaitre : la nature, les cultures, les organisations sociales et les modes d’échange locaux. Ils (ces entre-deux) définissent un espace de réémergence des systèmes écologiques, culturels, sociaux, économiques et symboliques oppositionnels. En effet, les productions spatiales dans l’entre-deux-barres et les organisations sociales qu’elles sous-entendent opposent le sens commun et la raison pratique aux technostructures de l’urbanisme et de l’habitat social : elles opposent l’habiter comme fait anthropologique au logement comme fait idéologique et technicien » (Boucheron et Palumbo, p. 53 54). L’ouvrage propose une histoire globale et une ethnographie multisituée des grands ensembles, mais se refuse à toute analyse comparative englobante, « c’est plutôt une vision synoptique que nous souhaitons suggérer afin que le lecteur instaure son propre dialogue entre les pages » (Boucheron et Palumbo, p. 62). Chacun pourra tirer des fils analytiques de la diversité des cas exposés. Ils offrent une belle matière pour penser la force de l’habiter, les dynamiques de la citadinité, la ville en train de se faire et de se défaire constamment… On pourra s’interroger sur les points communs de ces modifications habitantes qui, selon Philippe Panerai (p. 83), renvoient à deux logiques anthropologiques : gagner de l’espace et se protéger, ou encore se questionner sur le rétablissement systématique d’un rapport à la terre et au vivant – « partout pour réhumaniser le logement social on y invite la vie animale et végétale » (Boucheron et Palumbo, p. 46). La résurgence de formes de citadinité qui refont milieu dans l’environnement des barres préfabriquées à Oulan-Bator, Hanoï, Le Caire ou à Tashkent donnera du grain à moudre aux controverses sur « l’urbanisation » (la ville est-elle partout le creuset d’un même processus de socialisation ?). La recréation presque automatique de la rue par des activités de commerce et de sociabilité ne manquera pas d’alimenter des réflexions sur la nature transactionnelle de la citadinité. Le devenir de ces grands ensembles pose enfin des questions très vives sur l’héritage de la modernité. Face à cette architecture rapidement devenue obsolète, les urbanistes semblent partout osciller entre deux attitudes apparemment opposées, mais qui reviennent toutes deux à effacer ces architectures habitantes : la destruction ou la patrimonialisation. La plupart des espaces d’habitats collectifs présentés dans l’ouvrage sont dans la ligne de mire de projets de « rénovation ». Une autre forme urbaine, qui a troqué ses rêves de progrès social pour des gains financiers, se diffuse tout autour de la planète. La ville n’est plus un espace d’utopie mais de profit. De nouveaux immeubles « modernes » juxtaposant logements, bureaux et centres commerciaux viennent occuper les espaces vides. Les dynamiques de métropolisation redéfinissent la place des habitants et créent de profondes inégalités. La marchandisation généralisée de l’espace urbain finit par corroder l’idée même d’espace public et par faire disparaitre les interstices appropriables par d’autres logiques que celle de la rentabilité.
Les quartiers de l’entre-deux-barres tels qu’ils sont ici décrits et analysés, en tant que figures de l’autonomie habitante, ne furent peut-être qu’un intermède entre la ville planifiée de la modernité et celle néolibérale de la spéculation immobilière. Mais la vitalité de ces accommodements habitants et de ces résurgences citadines nous rappelle que la ville est une construction permanente (Agier, p. 512) et que ces dynamiques – dès qu’elles peuvent se déployer – seront toujours capables de métaboliser un environnement en milieu urbain.






















